Février 1896




2 Février 1896.

Rien de bien saillant ne s’est passé depuis le 27 Janvier et, d’ailleurs, mes occupations ne m’ont pas permis de tenir à jour mon journal.

On parle du départ prochain du premier ministre, et ce bruit prend de la consistance. Ce sera un fameux débarras pour la colonie, car il a beau être séquestré et surveillé de près, il doit malgré tout correspondre toujours avec ses partisans.

Dans tous les cas, c’est une bonne affaire pour le bataillon qui reprend une de ses compagnies.

D’ailleurs tout ceci ne constitue que des bruits dus à des indiscrétions commises par les employés de la résidence.

Ce soir, je suis allé avec Lalubin, chez Ditte où on avait organisé une sauterie.

Là, se trouvaient quelques officiers et des indigènes du monde et du demi- monde, et entre autres un officier hova ayant suivi les cours de l’école de Fontainebleau, qui est l’auteur des fortifications remarquables d’Andriba.

La pièce dans laquelle on dansait est petite, et il y faisait terriblement chaud, malgré l’heure déjà avancée de la journée.

L’orchestre se composait d’un piano et de trois violons.

Tous ces musiciens jouaient ensemble en parfait accord. Les trois violons étaient surtout remarquables ; c’étaient trois vieillards accroupis sur le parquet, les jambes croisées, dont une allongée, et marquant la mesure à coup de talon.

Les jeunes femmes qui étaient là, jeunes ou d'un certain âge, étaient simplement vêtues de la longue robe avec une ceinture. La coiffure hova était conservée : cheveux nattés dans le dos.

Toutes dansaient avec élégance, et même, valsaient mieux que la majorité de nos dames françaises.

Les hommes étaient mis à la dernière mode, et se conduisaient en véritables gentlemen.

Nous avons assisté à plusieurs danses européennes, valse, mazurka, polka, scottish, quadrilles parfaitement exécutés, etc.

Ensuite, les danseurs nous ont donné les danses du pays qui sont des quadrilles compliqués, ressemblant beaucoup aux nôtres, et qu'ils dansaient avec une élégance parfaite. On aurait cru voir nos ancêtres dansant le menuet.

J’admirais surtout les pas qui me paraissaient très compliqués.

En résumé, sauterie des plus agréables.

Il paraît que ces réunions sont fréquentes, mais comme elles dégénèrent quelquefois en licence dans certains milieux, les Hovas commencent à se montrer plus réservés, et les fréquentent moins.

Ce n’est pas qu'ils soient bien pudibonds, loin de là, mais ils font une distinction entre la femme mariée et celle qui ne l’est pas.

Je dois ajouter qu’elles se conduisent ni plus mal, ni mieux, les unes que les autres mais ce sont des usages admis et il n’y a pas à lutter contre les usages et les préjugés.

Un détail que j’omettais de signaler, c’est que tandis que les cavaliers étaient tous chaussés, les danseuses, au contraire, étaient presque toutes pieds nus. Ce détail m’a intrigué et je craignais toujours de voir une de ces dames blessée par un danseur chaussé.

J'avais omis de raconter une visite que j’ai faite avec quelques camarades à Ratsimihaba, 13e honneur, officier du palais, notre voisin.

C’est un monsieur très distingué et qui plus est, le favori de la Reine Ranavalo, dont il est l'amant, d’après les mauvaises langues.

Il est installé à l’européenne et nous a reçus d’une façon très courtoise.

Il a habité la France pendant trois ans, un an comme élève de l’école militaire d’Infanterie de Saint-Maixent, et deux ans dans un régiment de ligne à Montpellier.

C’est dire qu'il est fait à nos usages et qu’il n’est pas embarrassé pour recevoir des officiers. Il parle d'ailleurs très correctement notre langue.

Il a été chef d’état-major du commandant de l’armée de l’Est, et a joué un rôle assez actif pendant la campagne.

En particulier, il se trouvait à Ilafy, les 29 et 30 septembre.

Il m’a dit que le 29 au soir, lorsque nous les avons aperçus, ils arrivaient de l’arrière. Ils étaient exténués de fatigue et de privations ; sans cela, ils nous auraient attaqués pendant la nuit, ayant su par des renseignements d’espions que je n'avais à Ilafy que deux petites compagnies à leur opposer.

Il est fort heureux qu’aucune attaque n'ait été prononcée contre nous, ce soir-là, car j'avais d’abord très peu de monde et, en outre, nous aurions pu être fort inquiétés sur notre droite par où l’on pouvait nous dominer.

Il paraît que les commandants des armées avaient les mains liées par le premier ministre qui leur envoyait des ordres de Tananarive.

Nous lui avons demandé s’ils comptaient nous battre.

Les gens éclairés ne se sont jamais faits d’illusion, et ne cherchaient qu’à sauver l'honneur ou plutôt leur situation.

Ils construisaient des retranchements imposants, écrivant au premier ministre des lettres dans lesquelles ils exagéraient la situation pour se faire valoir, mais au premier coup de canon, ils se ménageaient prudemment une ligne de retraite.

Les effets de notre artillerie les ont terrifiés : d’autant que, de leur côté, les projectiles étaient, paraît-il, de fabrication ancienne, et la plupart n’éclataient pas.

Le bombardement du palais de la Reine les a terrifiés par l’effet de nos obus à mélinite.

L’un des obus, en éclatant dans une pièce, a tué ou blessé grièvement 24 personnes, un autre en a tué 14 sur le coup.

C’est certainement l'effet moral qui en est résulté qui a amené la capitulation.

Ratsimihaba nous a exprimé l’étonnement de tous les Hovas devant l’humanité et la conduite correcte de nos troupes.

Il nous a avoué que si nous avions été battus par eux, pas un de nous n’aurait échappé au massacre.

D’ailleurs, ajoute-t-il, c’est un bonheur pour nous d’avoir été battus, car nous serions restés sous la dépendance du premier ministre qui aurait continué à terroriser le pays.

Il paraît que le mouvement insurrectionnel qui s’est produit dans les environs de Tananarive et sur la route de Tamatave, est dû à une erreur de la part des populations qui y ont pris part.

Ces braves gens se figuraient que puisque nous combattions les Hovas, ils se feraient bien voir de nous en les inquiétant.

Ils ont été rapidement désabusés et la répression a été telle, qu’il est peu probable qu’ils aient envie de recommencer.

On parle du départ prochain du premier ministre pour France. Il paraît qu'on doit le déporter en Algérie. Ce sera une fameuse opération que de nous débarrasser de ce personnage qui pourrait être très gênant, à un moment donné.


2 Février. Dimanche.

J'ai pu aller à la messe ce matin. Le résident s’y trouvait seul, à côté du général Voyron. C'était la fête de la Chandeleur, et tous les assistants portaient à la main un petit cierge en cire vierge.

L’évêque, Monseigneur Cazet, officiait.

Il a d'abord béni les cierges, puis en a fait la distribution aux pères et aux frères qui défilaient devant lui et s’agenouillaient pour recevoir le cierge en lui baisant la main.

Le révérend père Roblet faisait la distribution aux bonnes sœurs. Alors, tous les cierges se sont allumés et c’était un spectacle original de voir toutes ces lumières dans l’église.

Le départ du premier ministre est bien décidé.

Rouvier m’a écrit pour m’apprendre qu'il avait reçu la visite du résident général qui lui avait appris officiellement cette décision.

C’est le capitaine Lamolle qui sera chargé de la conduite du prisonnier jusqu’en France, et par suite, c’est une occasion pour lui d’être rapatrié.

Ce sera pour lui une dure corvée, car on pourrait bien tenter un coup de main pour délivrer le prisonnier pendant la route. Il y a pas mal d'endroits favorables aux embuscades.

Martel s’est mis en frais aujourd’hui. Il a confectionné un vol-au-vent et a mis des coings dans la pâte, tout cela était parfaitement réussi.

J'ai enfin reçu mes effets de Tamatave, ma malle et une caisse.

Bien m'en a pris de faire tout souder, car sans cela j’aurai perdu mes effets. Sur la caisse en zinc de la malle, à l’intérieur, se trouvait deux couvertures qui étaient complètement mouillées et moisies.

Les effets, à l’intérieur de la caisse en zinc, étaient intacts.

Cependant, quelques effets bleus ont souffert un peu de l’humidité, mais avant l’arrivée à Tamatave, probablement.

La deuxième caisse, soudée également, contenait des livres. Quelques-uns sont moisis, mais la majorité n’a pas souffert.

Me voilà enfin monté pour quelque temps et j’en avais grand besoin, car j’allais me trouver sans effet, sous peu.

J’ai surtout des effets de drap qui m’étaient de première nécessité. Le transport m’est revenu à 141 Fr., mais je compte bien en obtenir le remboursement de l’intendance.

J’ai éprouvé une véritable joie à déballer tous ces effets, une joie enfantine.

Il me semblait respirer l’air de France, et chaque effet me rappelait un souvenir. J’ai même retrouvé, dans la poche d’une tunique, le télégramme reçu à Port-Saïd, m’annonçant la naissance de cette chère petite André.

Cela m’a fait grand plaisir, et je l'ai mis avec d’autres souvenirs dans un tiroir.

À 5 heures du soir, Huguin est venu me chercher pour aller voir le général Voyron.

J’avais à lui montrer un article du « Petit Marseillais », à son adresse. Il nous a reçus toujours avec le même plaisir, et s’est entretenu longuement avec nous.

Il a mis l'article de côté pour le lire plus à son aise. Dans cet article, on parle de sa mise au tableau, et même de sa nomination prochaine au grade de divisionnaire.

Il n’y compte pas trop cependant, et craint beaucoup le général Duchemin qui se débrouille, pour employer ce terme bien maritime.






3 Février. Lundi.

Lamolle part jeudi prochain avec son prisonnier.

C’est le capitaine Brun du 2e bataillon qui le remplace dans ses fonctions d’adjudant de garnison. C’est un officier sérieux qui me rendra des services.

Le commandant Lalubin m’a appris qu’il avait reçu une lettre du colonel Gérard, qui est auprès du général Bégin, dans laquelle il lui dit que le général attend les propositions de l’arrière pour discuter celles faites à la suite de la colonne légère.

Tout cela nous remet aux calendes grecques, et nous commençons à ne plus compter sur rien.

On parle beaucoup de l’armée coloniale, et de notre passage à la Guerre, mais dans des conditions telles que nous y perdrions encore.

On doit faire passer dans nos cadres, des officiers de la Guerre et en particulier des lieutenants-colonels et chefs de bataillon, ce qui va encore nous retarder.

Un courrier est arrivé, ce matin, c’est le courrier Havas. Il m’apporte quelques lettres et entre autres, une de ma famille et une de Raynaud, de la Réunion.

Nous avons reçu des journaux, mais « La France militaire » continue à ne pas m’arriver.


4 Février 1896. Mardi.

Les chefs de bataillon se sont réunis, ce soir, à la résidence générale pour discuter différentes questions. Après la réunion, nous avons visité le jardin qui est très beau, et surtout le potager qui est en pleine culture, et qui donnera beaucoup.

Il y a des petits pois superbes, des haricots, des salades, des fraises, etc.






5 Février 1896. Mercredi.

Première journée de beau temps, car il pleut presque continuellement depuis plusieurs jours.

Toute la plaine est inondée, et l’Ikopa a débordé.

Cela portera préjudice aux cultures de riz, car on allait moissonner partout et c'était déjà commencé.


N° 32

6 Février 1896. Jeudi.

Le premier ministre a quitté Tsarasaotra, ce matin à la pointe du jour.

Il paraît qu'on le déporte en Algérie. Aucun incident ne s’est produit.

Ce soir, à 2h40, j’ai reçu avis du capitaine Rouvier que l’ex-ministre des lois Rasanakombana avait été remis en liberté. Ma compagnie de Tsarasaotra va donc devenir libre, mais on la laissera dans ce poste pendant quelque temps encore, en attendant que les réparations entreprises aient été faites pour la loger au palais du premier ministre.

Depuis quelques jours, il pleut à torrents tous les soirs et une partie de la nuit. C’est bien la saison des pluies.


Tananarive, le 7 Février 1896.

Ma chère Angèle,

Mon journal te tient au courant de mon existence journalière, et je suis heureux que cela te fasse plaisir.

Je continuerai, mais la vie à Tananarive est bien monotone et n’offre guère de sujets pouvant intéresser, surtout pour des personnes qui ne connaissent pas le pays.

Je tire des plans pour partir, à la fin du mois de Mars ou dans le courant du mois d’Avril, et j’espère réussir. J’emploierai pour cela tous les moyens en mon pouvoir.

Plus ça va, plus l’existence est désagréable dans cette ville où on ne trouve aucune distraction. De plus, le service de l’intendance va si mal depuis quelque temps, que nous en sommes à manger du pain détestable fait avec de la farine avariée, trouvée sur place, et dans quelques jours nous n'aurons plus de pain du tout.

Quant à moi, je préfère manger du riz que ce pain qui a un goût de cancrelat prononcé.

C’est tout de même triste d'en être réduit là, après avoir été privé de tout pendant la colonne. Le vin est inconnu et les négociants qui en font un peu venir de Tamatave, le vendent 60 Fr. les 18 litres.

Nos hommes souffrent beaucoup de cet état de choses, et bien qu’ils aient les volailles, les œufs et légumes à profusion, ils ne peuvent pas se faire à ce manque de pain et de vin, et s’en plaignent tous.

En outre, les effets s’en vont, et si on ne porte pas un remède radical à la situation, nos hommes n’auront aucun effet chaud à se mettre à la saison froide qui approche. En effet, à la fin Mars, il fera déjà frais et alors nous aurons de nombreux malades pour bronchites, diarrhées, etc.

La Marine ferait-elle mieux ? J’en doute mais ce n’est pas brillant.

Je t’envoie encore deux traites de 200 Fr. chacune. Accuse m’en réception, car je ne sais plus où j’en suis des envois.

Il a dû s’en égarer deux de 500 Fr. il faudrait que je sois renseigné pour adresser une réclamation. Dis-moi quelles sont les traites que tu as reçues, depuis le début de la campagne.

Je pense que Trabaud ira te voir à son arrivée à Toulon, il te donnera de mes nouvelles qui sont toujours aussi bonnes.

J’espère bien te revenir en aussi bonne santé qu’au départ.

Tu ne saurais croire combien il me tarde de quitter ce pays où je m’ennuie à mourir.

Jamais je ne me suis tant ennuyé dans une colonie.

Je regrette bien souvent mes couleurs et mes pinceaux, car si je les avais, je trouverai toujours quelque chose à faire d’intéressant.

Il y a ici des points de vue superbes qui feraient l'objet de très beaux tableaux.

Je reprendrai toutes mes anciennes habitudes avec le plus grand plaisir quand je rentrerai, et je pense bien utiliser mon congé. D’autant plus, qu'il se passera pendant la belle saison.

J’emmènerai peut-être peut-être mon petit domestique Lafin qui ne demande qu’à me suivre. Il est intelligent et sera dévoué.

Mes amitiés à tous, et embrasse bien les parents pour moi.

Garde pour toi et les petites les plus grosses caresses de ton Émile qui t’adore.

Émile.


7 Février. Vendredi.

Je suis allé, ce soir, chez Lalubin, à Faravohitra, pour faire la connaissance d'un pasteur anglais, M. Baron, qui désire apprendre le français.

Actuellement les Hovas, dans l’espoir d’avoir plus tard accès aux places publiques des résidences, désirent tous apprendre le français.

Plusieurs pasteurs anglais, professeurs du collège des indépendants, ont fait des offres aux officiers français et je tiendrais à en profiter.

Lalubin m’a conduit chez le capitaine Collinet qui est en relation constante avec les Anglais qui sont professeurs au collège. Nous avons trouvé en effet chez lui l’un de ces messieurs, Sir Sherman. Très aimable et enchanté de faire notre connaissance, il s’est offert de nous conduire lui-même chez M. Baron.

Sur la porte, nous avons rencontré un autre pasteur anglais qui nous a appris que M. Baron était à sa maison de campagne pour plusieurs jours, et qu’il ne rentrerait que dimanche.

C'est donc partie remise. Mais M. Sherman nous a offert de nous faire visiter le collège. Nous avons accepté avec plaisir.

Le bâtiment est très vaste, solidement construit, et élégant de forme.

Il est adossé au flanc Est de la longue croupe de Faravohitra, et presque au sommet. Nous avons pénétré par la porte du jardin de M. Sherman, jardin ravissant, orné de toutes les fleurs d’Europe, et nous avons admiré surtout de grandes variétés de bégonias, de dahlias, des héliotropes parfumés, et du chèvrefeuille.

De belles pelouses, bien entretenues, reposent la vue et ornent toutes les terrasses.

La vue de la grande terrasse du bâtiment est magnifique et il y fait toujours frais, car c’est le côté de la brise régnante.

Nous avons visité l’intérieur du bâtiment. C'est une construction solide et dont les différentes dispositions sont très bien comprises.

Les classes sont confortablement installées. L’amphithéâtre nous a surtout étonnés par ses dimensions et ses dispositions ; c’est un modèle dans le genre.

Partout, de belles cartes murales pour enseigner la géographie, la zoologie, géologie, physique, chimie, mécanique, etc.

Une très belle collection de minéraux de l’île et de l’Europe sert pour l’étude de la géologie. On y remarque des fossiles de l’hippopotame et de l’épyornis de Madagascar, cet oiseau colossal dont l’œuf est aussi gros que la tête d’un homme.

Nous avons visité ensuite la bibliothèque qui est très bien fournie, mais qui a le défaut capital d’être un peu étroite. Elle contient, indépendamment des ouvrages anglais classiques et religieux, de nombreuses traductions d’ouvrages scientifiques français, et une collection complète de tous les ouvrages édités en malgache.

Tout cela nous a fort intéressés et, en outre, je prenais une excellente leçon d’anglais pendant que le professeur, de son côté, prenait une leçon de français.

Il m’a appris que l’on enseignait également le dessin et la peinture, et je suis curieux de voir ce que font leurs élèves dans ces branches des arts.

Le cabinet de physique et de chimie est très complet, et contient à peu près tous les instruments nécessaires pour les diverses expériences.

Après cette visite très complète, le professeur nous a reconduit chez lui dans son « home ».

Il a excusé sa femme, malade, et nous a fait entrer dans son salon, fort coquet et meublé avec goût.

Comme il y avait un piano, je lui ai dit que Lalubin était musicien. Il l’a prié très civilement de jouer.

Aux premiers accords, une Miss, déjà un peu mûre, s’est présentée et est venue excuser Madame Sherman, mais au fond je suis persuadé qu’elle était attirée simplement par la curiosité.

Nous nous sommes séparés les meilleurs amis du monde avec de vigoureux « shake hands » et nous avons pris rendez-vous pour lundi prochain,
à 3 heures du soir.

Je suis personnellement enchanté de ma visite à un double point de vue : d’abord cela me créera quelques distractions, et ensuite, j’apprendrai très rapidement l’anglais que je connais déjà passablement.


8 Février 1896. Samedi.

Belle journée, un peu chaude, la première sans pluie depuis plusieurs jours.

Nous éprouvons de grosses difficultés pour trouver les bagages nécessaires au transport des rapatriables.





9 Février 1896. Dimanche.

Allé à la messe qui a été chantée avec les anciens chants.

Le credo, en particulier, a été très bien exécuté et m’a plu beaucoup. Il y avait très longtemps que je n’avais entendu ce beau chant d’église ancien, car tous les nouveaux n’ont pas la même grandeur.

Le résident général assistait encore à la messe. Décidément, il a pris cela comme règle, et c’est certainement très politique de sa part.

Ce matin, nous avions à mettre en route une escouade de rapatriables.
Mais l’intendance a éprouvé de telles difficultés à recruter ses bourjanes que quatre hommes seulement ont pu partir.

En sortant de la messe, on nous a appris que le général Voyron avait reçu un télégramme de Tamatave, lui annonçant qu’il avait été nommé à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur.

Comme je déjeune chez lui ce matin, j’en profiterai pour le féliciter.

J’ai trouvé chez moi, en rentrant, le sous-intendant Huguin et le commandant Lalubin qui étaient également invités à déjeuner. Nous avons félicité le général qui paraissait heureux mais qui cependant craint que cela retarde sa nomination au grade de divisionnaire.

Se trouvaient parmi les convives : l’intendant général Gaudin, le lieutenant-colonel Lentonnet des tirailleurs algériens, le lieutenant-colonel Geil et les officiers d’ordonnance du général Voyron.

Le repas a été gai, et on a causé de toutes sortes de choses.

Le lieutenant-colonel Geil, à côté de qui je me trouvais, m’a dit qu’il était question d’envoyer prochainement le lieutenant-colonel Gonard remplacer le colonel Bailloud à Majunga ; il serait remplacé lui-même à Andevoranto par le commandant David.

Le lieutenant-colonel Borbal-Combret irait à Suberbiéville et le commandant Lalubin à Andriba, pour commander les gîtes d'étape pour la relève.



10 Février 1896. Lundi.

Je suis allé, à 3 heures du soir, chez M. Sherman pour y prendre ma leçon d’anglais. Il était à faire son cours au collège, et c’est Madame Sherman qui m’a reçu.

Elle était allongée sur sa chaise longue, et paraît très malade. Nous avons échangé quelques banalités, puis M. Sherman est venu, et nous sommes allés dans la salle à manger pour y travailler.

Comme c’est un professeur, il apporte beaucoup de méthode dans son enseignement qui ressemble d’ailleurs plutôt à une conversation. Je sens que dans quelque temps je parlerai très couramment, car je comprends tout ce qu’il me dit, et lui me comprend parfaitement : il y a quelques mots que je ne prononce pas très bien, mais cela viendra avec l’usage.

Cette nuit, un éboulement énorme s’est produit près du palais du premier ministre, dans la cour de la 6e compagnie.

Il y a au moins 100 m³ de terre qui ont glissé dans la rue où la circulation est complètement interrompue.

Il y aura un gros travail à faire pour la dégager. Cet éboulement est dû aux pluies torrentielles qui ne cessent de tomber.

Le grand mur de soutènement en pierres de taille du palais menace ruine, et on a dû l’étayer avec de fortes poutres.

Le colonel m’a raconté deux faits de l’ex-premier ministre qui dépeignent bien l’individu.

Au moment de quitter Tsarasaotra, il a dit au représentant du résident général que, puisqu’il ne pouvait aller à Tananarive, il le chargerait de deux commissions

La première de remettre à la Reine, de sa part, une piastre (c’est l’usage dans les visites de cette nature, de remettre à la personne qu'on va voir une pièce de monnaie), en lui disant qu’elle venait de son plus vieux et plus fidèle serviteur.

La deuxième commission consistait à aller chez lui, et à rechercher dans ses affaires, sa croix de Commandeur de la Légion d’honneur qu'il compte bien porter en Algérie.


N° 33

11 Février.

L’ex-premier ministre est enfin expédié, et j’espère que nous n’aurons plus à garder de personnage de cette importance.

Toutefois, comme les aménagements ne sont pas encore prêts au palais du premier ministre, pour recevoir la 10e compagnie, on la laissera encore, pendant quelque temps à Tsarasaotra, ce qui ne fait pas rire les officiers.

Nous sommes à la période des éboulements. Ils s’en produit de tous côtés, à la suite des pluies torrentielles qui ont eu lieu ces jours derniers. Rien d’étonnant avec des constructions aussi peu solides et en terre.

Je suis allé chez le sous-intendant Huguin, ce soir, il est logé comme un prince dans une grande maison avec vérandas très larges et galeries. Les bureaux sont dans le même local ; ce qui lui permet de ne pas se déranger beaucoup.

Il a une collection de fusils assez jolis, mais tout cela fera beaucoup de poids et d’encombrement pour partir.

Nous avons fait un tour de promenade ensemble dans le quartier des Indiens. C'est la rue commerçante de Tananarive, et on y trouve à peu près tout ce que l'on veut. C’est là aussi où il se produit le plus de mouvement.

On rencontre à chaque pas des civils, tous employés et en grande partie auxiliaires du résident général.

J'avoue que quelques-uns n’ont pas très bonne mine et que l’on n’a pas à première vue une haute opinion d’eux mais, en vertu du proverbe « l’habit ne fait pas le moine », on peut supposer que ce sont tous des fonctionnaires sérieux, instruits, et surtout honnêtes.

Les mauvaises langues disent que ce sont des pauvres diables sans situation qui viennent tenter fortune dans le pays. Quant aux vrais colons, c’est comme dans toutes nos autres colonies, un objet tellement rare, qu’on le connaît à peine. Par contre, les marchands de gazettes abondent, et on en voit partout.


12 Février 1896.

Je suis allé chez M. Sherman, au collège des indépendants, ce soir à 2h30.

Je suis resté chez lui à travailler, jusqu’à 4h30. Un jeune sous-lieutenant d’artillerie, élève également, s’y trouvait déjà. C’est, paraît-il, un familier de la maison.

À 4 heures, on nous a servi du thé avec d’excellents petits gâteaux au beurre, sorte de brioches, très agréables à manger.

Cela nous a donné de nouvelles forces pour continuer à travailler, car nous avions déjà beaucoup causé.

Au moment ou je partais, la pluie s’est mise à tomber à torrents.

Je n’ai eu que le temps de courir chez Lalubin, pour lui emprunter son manteau. Le retour à la place d’Andohalo par le sentier accidenté de Faravohitra n’a rien de réjouissant, car il est transformé en véritable torrent et, indépendamment de ce désagrément, on rencontre parfois des passages tellement glissants qu’on a de la peine à marcher.



14 Février 1896. Vendredi.

Le général Voyron a reçu du ministère l’avis qu’il devait porter le titre de
« général commandant supérieur des troupes ». C’est pour lui un véritable crève-cœur, car il tenait avant tout au titre de général commandant-en-chef.

Il paraît que cette nouvelle l’a mis en fureur, et qu’il refusait de revenir sur l'ordre par lequel il se décernait le titre de général commandant-en-chef.

Le bruit court que le résident général aurait manifesté un très grand mécontentement de ce que on n’avait pas pris les mesures nécessaires pour ravitailler Tananarive en farine.

Mais la faute en est surtout au manque de bourjanes. Ces derniers sont employés en grande partie au transport des bagages des hauts personnages qui circulent depuis quelque temps sur la route de Tamatave, et au rapatriement des malades.

Rien d'étonnant qu'on ne les trouve pas en nombre suffisant pour assurer le ravitaillement de 3.000 hommes.

Le courrier, arrivé le 5 à Tamatave, n’est pas encore annoncé. Le chemin est tellement mauvais qu’on se demande s’il pourra monter.

Les hommes de la relève sont toujours en arrière, et on ne sait pas quand on pourra les faire monter.

Pendant ce temps, ils contractent la fièvre et lorsqu’ils arriveront à Tananarive, si toutefois ils y arrivent, ils seront très fatigués et anémiés, pour la plupart.

Je suis allé encore au collège, travailler l’anglais.


15 Février 1896. Samedi.

Je suis allé, ce matin, au collège pour travailler, mais nous avons été très souvent dérangés, Madame Sherman étant malade et son mari allant souvent voir si elle n'avait pas besoin de ses services.

Enfin, nous avons reçu le courrier de France. J’ai reçu quantité de lettres à l’occasion du nouvel an, et cela me rappelle que je n’en ai pas envoyées beaucoup.

Il est vrai qu'on m’excusera.

J'ai lu d’abord les bonnes nouvelles de la famille. Combien il est triste de penser qu’on est si loin des siens pendant ces fêtes où l’on aime tant à se réunir.

Je vois d’ici l’arbre de Noël et les enfants autour, ouvrant de grands yeux joyeux et criant et frappant des mains.

Margot devait jouer la petite maman, et arrêter l’ardeur des plus jeunes, quant à Andrée, elle ne pouvait qu’admirer et tendre ses jolies menottes vers les jouets qui la tentaient le plus.

Enfin, nous nous rattraperons l’année prochaine.

J’ai visité, ce soir, mes cantonnements. Il commencent a à être assez confortables, surtout celui d’ Ambohipotsy, et le palais du premier ministre.


16 Février 1896. Dimanche.

Temps superbe, une des premières belles journées depuis le commencement du mois. On se sent tout ragaillardis sous ce beau ciel.

Il ne fait pas trop chaud, le soleil se supporte, surtout en blanc.

La ville paraît en fête. Les lambas blancs circulent de tous côtés avec des sautillements d’enfants joyeux.

Rien ne peut donner une idée de la physionomie de Tananarive, le dimanche. Tout est fermé comme dans les villes anglaises et le peuple se répand dans les rues en habits de fêtes.

Cela consiste surtout à porter des lambas très blancs, ou pour les riches, faits de belles indiennes à fleurs.

Je dois dire que ces derniers sont peu voyants, et que les nuances et les dessins en sont choisis avec goût.

J’ai rencontré souvent des Hovas qui étaient drapés dans de fort belles étoffes. Je suis allé à la messe. Le général Voyron n’y était pas, ni le résident. Il paraît que le général est souffrant.

Ce soir, Huguin est venu me prendre à 4h30 pour aller le voir. Nous l’avons trouvé assis dans son bureau et la mine fatiguée. Il broie du noir. Il a appris, en effet, qu’on ne voulait pas faire un quatrième divisionnaire.

Le général Bégin est allé voir le Président de la République à ce sujet, qui lui a répondu qu’il en saisirait le ministre de la Marine, mais ce dernier a fait connaître qu’il ne pouvait créer un nouvel emploi.

Il y a là des questions de budget et de cadres, qui priment tout.

Il paraît même que, si le passage à la Guerre est adopté, nos généraux ne seront pas admis dans le cadre général, mais qu’ils n’exerceront de commandement que dans les colonies. C’est là, une mesure qui est loin de leur faire plaisir, car ils n’ont pas la perspective de commander un corps d’armée, ni même une division.

C’est bien là, la jalousie de l'armée de terre pour tout ce qui touche à l’Infanterie de Marine. On ne peut pas nous supporter à cause de nos campagnes, et de notre avancement si chèrement acheté par la plupart d’entre nous.

Le général nous a dit qu’il faisait rédiger un récit de la campagne pour dépeindre sous son vrai jour le rôle glorieux de l’Infanterie de Marine, et de détruire les légendes que le ministre de la Guerre ne manquera pas de produire dans l’historique qu'il fera de la campagne.

En résumé, sans les troupes de la Marine et les tirailleurs algériens, le corps expéditionnaire aurait subi un échec certain, et la France se couvrait de honte et de ridicule comme le dit très énergiquement le général.

Tout le monde connaît maintenant le mot devenu célèbre du général Duchesne au colonel Bizot, commandant le 200e régiment : ce malheureux 200e fondait toujours, et le général impatienté dit : « Après avoir été la risée du corps expéditionnaire, vous voulez donc en devenir la honte ».

C’est dur, mais en partie mérité, car il n’est pas de fumisterie que ce régiment n’ait faite.

Nous qui avons marché côte à côte avec les débris de ce corps d’élite, pendant la colonne légère, nous avons pu nous rendre compte de la misère qui règnait dans cette troupe affaiblie par la maladie. Des pauvres soldats ruinés par la fièvre, ayant plutôt l’air de cadavres ambulants se traînant péniblement sur les routes et souffrant de toutes ces misères, mille fois plus que nos vieux rengagés.

C'était pitié surtout de voir l’égoïsme des chefs qui, pour obtenir des récompenses, voulaient quand même conserver leurs effectifs, pour aller à l’avant.

On employait pour cela tous les moyens : menaces et coups, jusqu’à tuer un homme.

Ceci est de l’histoire, et des témoins en sont encore en vie.

Quelle triste chose que l’ambition humaine, et combien on est heureux de ne pas vivre dans un milieu pareil.

D’ailleurs, cela a réussi à la plupart des officiers, ils ont tous étés récompensés.

On est fier quand on a vu tout cela d’appartenir à une arme d’élite qui est toujours sacrifiée, et sachant se sacrifier sans arrière-pensée, fait partout son devoir, sans se préoccuper de l’avenir et avec la conscience du devoir accompli, simplement et sans forfanterie.

On ne le répétera jamais assez, et le général Voyron a une idée excellente en voulant faire la lumière sur cette triste campagne.


17 Février 1896. Lundi.

M. Sherman est venu me surprendre chez moi, ce soir. Nous avons travaillé jusqu’à 5 heures mais, comme par un fait du hasard, jamais je n’ai été aussi dérangé qu’aujourd’hui.

Il paraît que les journaux anglais leur arrivent très irrégulièrement, et il m’a demandé à emporter un numéro du « Petit Marseillais », pour y lire les nouvelles du Transvaal.


18 Février 1896. Mardi.

On a demandé par une circulaire, quels étaient les officiers qui désiraient prolonger leur séjour colonial. Il va sans dire que je me suis inscrit en faux.

Je n’ai qu’un désir, celui de rentrer le plus tôt possible en France, revoir tout ceux que j’aime et dont j’ai été déjà trop longtemps séparé.

On va également faire passer une visite minutieuse aux hommes de troupe pour désigner ceux qui sont assez forts pour être maintenus.

Les volontaires sont rares.

Les troupiers resteraient très volontiers ici, mais il faudrait leur donner la ration de pain et de vin, car c’est surtout cela qui les touche le plus.

Ce matin à 11 heures, le colonel m’a fait appeler pour aller avec lui au palais, rechercher un local convenable, pour y loger un prisonnier d’état de marque.

Nous avons trouvé ce qu’il faut dans la tourelle Nord-Ouest du 2e étage.

Le génie va procéder immédiatement aux transformations nécessaires.

À 3 heures je suis allé au collège. J’ai été reçu par Madame Sherman qui est beaucoup mieux.

Elle était en robe d'appartement rose pâle, et pas mal habillée pour une anglaise, mais j’ai cru voir un cadavre, tant elle est pâle et décharnée.

Elle s’efforce d’être aimable et par le fait, elle y réussit. Elle attendait son mari pour prendre le thé. Il est arrivé, en effet, quelques instants après et nous avons causé en anglais et en français, véritable leçon pratique dans laquelle nous apprenons beaucoup, des deux côtés.

M. Sherman m’a raconté l'aventure des missionnaires qui ont échappé au massacre d’Arivonimamo, et dans lequel se mêle presque du surnaturel tant est incroyable l’aventure.

Ces malheureux ont traversé tout un pays insurgé, pendant la nuit, pieds nus, pour ne pas dévoiler leur passage par les traces des souliers, les cheveux coupés ras, et la figure noircie.

Ils ont marché de minuit à 4 heures du matin sous une pluie torrentielle, et l’un d’eux avec un fort accès de fièvre.

M. Sherman venait à peine de terminer son récit, que l’une des héroïnes de ce drame est arrivée, Miss Clark, avec l’une de ses amies. On m’a présenté, et nous avons causé encore pendant un moment.

Sur ces entrefaites, un jeune petit garçon de six à sept ans est entré dans le salon comme une bombe.

Une merveille d’enfant joufflu, blond comme les blés, avec de grands yeux bleus, grands ouverts.

Il est resté interdit à ma vue. Songez, un officier français, il n’en avait peut-être jamais vu d'aussi près.

Il est resté campé sur ses jambes, me regardant et ne sachant quelle conduite tenir.

Je lui ai dit de s’approcher et de venir m’embrasser. Ce qu’il a fait d’ailleurs, avec une grâce charmante.

Puis nous avons été les meilleurs amis du monde, surtout lorsque je lui ai dit que j’avais trois fillettes.

Et il m’a demandé leurs noms, et a battu des mains avec joie lorsque j’ai prononcé le nom de Marguerite (Daisy). Il a une sœur du même nom. Il n’aurait jamais cru, le joli bambin, que de l’autre côté de la Manche, ce nom fût porté par des fillettes françaises.

Il en était tout heureux, et j’ai mis le comble à son bonheur en lui promettant de lui montrer sa photographie.

La connaissance est faite, et je lui est fait promettre de venir me visiter, que je le ferai monter sur mon cheval.

De plus en plus enchanté, il a deux mulets qu’il martyrise à son gré, et dont il est très fier.


20 Février 1896.

La 7e compagnie doit venir habiter le palais. Je lui fais préparer le 2e étage. Tous ces mouvements se font en prévision de l’internement au palais d’un gros personnage.

Les travaux du génie ne vont pas vite et je ne sais quand la cage sera prête pour recevoir l’oiseau rare qu’on compte y enfermer.

Il paraît qu'il se passe des choses étranges dans la capitale hova.

Tout le monde y complote. D’ailleurs cela ne saurait surprendre personne, car les complots sont les distractions de ces gens-là, et il suffit de connaître deux mots de leur histoire pour savoir qu’ils ont toujours comploté.

En somme, il s’agirait de complots de coulisses ou d’alcôves.

La Reine n’y serait pas étrangère, mais personne ne sait à quoi s’en tenir.

On tâte le résident général, et il est probable que c’est au plus malin, à celui qui captera sa confiance, pour démolir son ou ses ennemis. C’est toujours ainsi que les Hovas ont procédé, et ils n’ont pas encore changé.

Je suis invité, ce soir, à assister à une sauterie chez Ditte. Là se trouveront des Hovas de marque, avec leurs femmes.

Je suis arrivé à la fin, vers 6h30 du soir, ayant été retenu jusque-là par mon service.

Il y avait beaucoup de monde et le lieutenant-colonel Geil s’y trouvait également, s’amusant beaucoup à voir danser les autres.

Nous avons assisté à quelques danses très gracieuses. Puis, après le départ des invités et pendant qu’on mettait le couvert, le colonel nous a joué plusieurs morceaux au piano.

Le dîner a été très gai.

On a parlé beaucoup du 200e, et entre autres d’un article paru dans 
le Figaro et intitulé « La mort du 200e », cet article est écrit certainement par le colonel Bizot.

Ceux qui comme moi l’ont beaucoup fréquenté, savent quel est son esprit et ont pu reconnaître des phrases entières de cet officier.

On a parlé également de l’amiral Ernest Fournier, nommé commandant de l'école supérieure de Marine.

Le Figaro contient un article intitulé « les amiraux au rabais » qui s’adresse à cet officier général.

Il paraît que pour se rendre populaire, il aurait renoncé à son indemnité pour frais de table. Pour qui connaît l’homme, c’est là une bonne fumisterie qui cache quelque bon retour de bâton.

Dans tous les cas, il est certain qu'il n’a pas dû s’attirer les bénédictions de ses camarades pour cette prouesse.


21 Février. Vendredi.

Ce matin, tout le monde est sur pied pour la capture du fameux prisonnier politique.

Le général Voyron est allé se rendre compte par lui-même de l’installation qui lui est réservée au palais.

Je m’y suis rendu moi-même un peu plus tard, et j’y ai trouvé le commandant de gendarmerie qui m’a annoncé qu'il allait faire l'arrestation dans un moment.

On fait loger un officier au palais qui remplira la fonction d’adjudant-major et de gardien particulier du prisonnier, dont il est responsable.

Le colonel m’a fait appeler à 10 heures, et m’a communiqué une lettre du général lui apprenant que c’était Ratsimihaba qu’on allait arrêter.

J’avoue que ma surprise a été grande, à cette nouvelle. Je n’aurais jamais cru ce personnage capable de comploter. Il paraît que l’affaire n’est pas très claire et qu’on n’a pas encore débrouillé les fils de l’intrigue.

Ce Ratsimihaba est notre voisin, ancien élève de Saint-Maixent. Il nous a toujours témoigné beaucoup d'amitié et il a déjà rendu des services nombreux à notre cause, du moins en apparence.

Mais il faut compter avec le tempérament hova qui comporte la fourberie et la trahison.

On craint que ce soit un coup monté contre Ratsimihaba qui est persona grata auprès de la Reine, et que l'on dit même être son amant.

La jalousie contre lui de certains personnages expliquerait ce complot. On veut peut-être se débarrasser de lui pour prendre sa place.

D’autre part, il était au mieux avec le général Duchesne qui le consultait souvent pour les affaires intérieures.

C’est un homme très intelligent et fier qui peut nous rendre de grands services.

Rien d’étonnant à ce que le résident ait prit le contre-pied de ce qu’a fait le général, et il n’est peut-être pas fâché d’avoir trouvé déjà des conspirateurs.

Je dois dire que tous ceux qui connaissent Ratsimihaba ne croient pas à un complot ourdi par lui, et il a les sympathies générales.

On est unanimes à déplorer la légèreté avec laquelle on agit, dans cette circonstance.

L'arrestation a eu lieu, ce matin à 10h30, devant le palais.

Le commandant de gendarmerie se promenait avec l'officier de service, le sous-lieutenant Martineau, et lorsque Ratsimihaba a passé, il l’a prié de venir lui causer, et l’a introduit dans le palais où on l’a enfermé. Il a paru très surpris et n’a opposé aucune résistance.


22 Février. Samedi.

J’ai été constamment dérangé, pendant toute cette journée, avec les travaux préparatifs nécessités pour l’internement du prisonnier. On l’a mis provisoirement dans une des pièces tapissées du 2e étage, et on va le transférer dans la tourelle Nord-Ouest du 2e étage.

Ce soir, grand dîner chez le lieutenant-colonel Borbal-Combret, à l'occasion du départ de MM. Delhorbe et Gaudelette.

Nous étions nombreux, le commandant Lalubin, le docteur Fortoul,
le capitaine Vimont, et le porte-drapeau.

Dîner très gai.

On a parlé de la politique intérieure, des Fahavalos, et de l’avenir de la colonie. Ces messieurs voient l’horizon assez sombre, et ils augurent mal de la politique du nouveau résident.

Il paraît que son secrétaire général, M. Bourde, est un homme de valeur qui ne demande qu’à bien faire.

Il demande des renseignements à ceux qui connaissent le pays. On parle de grandes entreprises, mais où sont les capitaux ? On va faire un chemin de fer, en un mot, les projets ne manquent pas, mais quand se réaliseront-ils ?

Nous avons parlé également du fameux complot. Il paraît qu'il ne s’agissait de rien moins que de nous mettre à la porte.

On a arrêté, sur la route d’ Ambonimangho, un jeune cadet, porteur d’une lettre écrite par de hauts personnages. Dans cette lettre on parlait de réunir de l’argent et des armes pour nous combattre et se débarrasser de nous.

On a conduit le jeune homme en question auprès de la Reine qui a fait prévenir le résident général.

Celui-ci a fait instruire l’affaire, et le cadet a avoué que la lettre lui avait été remise par Razanjy. Celui-ci s’est défendu de l’accusation, et a accusé Ratsimihaba d’avoir fait le coup.

Or, Rasanjy et Ratsimihaba sont deux rivaux qui ne peuvent pas se sentir, et il est probable que l'un d'eux a monté ce beau coup de théâtre, pour se débarrasser de l’autre.

En attendant, celui-ci est enfermé et gémit sur la paille humide des cachots ; on parle même de le déporter et de l’expédier, le plus tôt possible.

On parle de révoltes partielles dans l’île, mais tout cela sont-ils des bruits sans consistance ? Dans tous les cas, comme les indigènes sont sans armes sérieuses, ils ne peuvent prétendre nous faire beaucoup de mal.

En attendant, on circule sur la route de Tamatave comme en France, et jamais le pays n’a été aussi sûr.

Ce qu’il y a de curieux dans ces prétendus soulèvements, c’est qu’ils seraient dirigés surtout contre les Hovas qui sont tout aussi détestés par les autres peuplades de l’île que les Européens (Vahazas).

À la fin du repas, nous avons eu une surprise des plus agréables : trois musiciens, l’un jouant du violon et deux de la valiha nous ont donné un concert improvisé.

harpe 251

La valiha est un instrument très simple mais qui est complet et agréable à entendre.

C’est un bambou, dont on a taillé l’enveloppe extérieure fibreuse et vernie, en longs filaments dans le sens de la longueur.



Ces fils constituent les cordes d’une espèce de harpe, dont on gradue les sons à l’aide de petits chevalets en bois que l'on glisse dessous, et à l’aide desquels on tend plus ou moins les cordes. On ne se douterait jamais des sons que l'on peut tirer d’un instrument aussi rustique.

Les trois musiciens étaient réellement très forts : le violon faisait le chant et les valihas faisaient les accompagnements.

Nous avons été réellement charmés de ce petit concert, et le répertoire des musiciens était des plus variés.

À la fin, ils nous ont chanté à trois voix en s’accompagnant des chants malgaches et entre autres, dans leur langue, « Santa Lucia ».

Je compte les faire venir quelquefois chez moi, car il est très agréable de les entendre.

En résumé, soirée charmante. Malheureusement, il a fallu rentrer chez soi par une nuit noire et sous la pluie.

Le sentier de Faravohitra était transformé en véritable ravin, et en plusieurs endroits je ne pouvais marcher tant le sol était glissant. Heureusement, j’avais eu la précaution de porter ma lanterne.


23 Février. Dimanche.

Ce matin, l’officier d'administration chargé du recrutement des bourjanes est venu me rembourser les 141 Fr. que j’avais payés pour le transport de mes bagages. J'étais loin de m’y attendre.

Je n'ai pas pu assister à la messe, à cause de mes occupations. J'avais en outre, à réunir une commission au palais du premier ministre.

Ce soir, j'étais au palais vers 4 heures, lorsque nous avons vu descendre du Rova de la Reine, toute une procession de dames d’honneur et de hauts personnages en grande toilette.

Tout ce beau monde se rendait chez Razamifindimby, frère de Ratsimihaba, pour y fêter la naissance d’une jeune princesse. La Reine même, était invitée, et le résident y a fait une apparition.

Le défilé des femmes était surtout des plus intéressants. Il y avait, tout à fait en arrière et fermant la marche, trois ou quatre bonnes femmes accoutrées comme des bohémiennes. Leurs chapeaux étaient surtout remarquables.

L’une d’elle avait un chapeau en paille en forme de cornet sans ornement et une tête comique. Sur ses épaules, un petit châle carré blanc qui lui couvrait à peine les épaules, et une robe antique et de couleur inavouable.

Une autre, vieille et laide à faire peur, avait sur le sommet de la tête, un tout petit chapeau en paille, couronné de plumes bleues et rouges de perruche qui faisaient le plus drôle d’effet.

Les hommes étaient alignés le long du mur et lorsqu’ils ont vu ce défilé, ils sont partis d’un éclat de rire formidable qui n’a pas paru déplaire aux personnes auxquelles il s’adressait.

Elles ont levé la tête et ont répondu par leur plus gracieux sourire.

En rentrant chez moi, j'ai passé devant la maison où se donnait la fête. Il y avait du monde partout, sur les galeries, dans les appartements, à tous les étages.

Tous se congratulaient. On faisait à l’intérieur, un vacarme endiablé. On dansait au son du piano, de l’accordéon, et d’autres instruments plus ou moins bruyants : un véritable sabbat.

J'ai reçu une carte de faire-part de la naissance de la jeune princesse, dans toutes les règles, avec petite carte dans l'angle attachée à l’aide d’une faveur bleue. Il paraît qu’en réponse, on doit une visite et qu'on fait un cadeau d’une pièce de monnaie. J’ai répondu par ma carte, avec mes félicitations.

Cette fête dans la famille du malheureux prisonnier établissait un contraste original avec sa situation.


N° 34

24 Février. Lundi.

On m’a enfin donné un capitaine adjudant-major, M. Freystatter, qui vient du bataillon des Haoussas.

C’est une espèce de disgrâce pour lui, à la suite du massacre qu'il a fait faire sur la route de Tamatave.

Ce soir, nous nous sommes encore réunis à la maison Le Chartier pour mettre de côté les vins fins, nécessaires au service médical.

L’inspecteur de police en a profité pour ouvrir quelques bouteilles de champagne, sous prétexte de les goûter. D’ailleurs, il se propose de revenir à la charge.

On trouve tout ce que l’on veut dans ce magasin, et on aura certainement des surprises le jour où on déménagera ce qui s’y trouve, car on ne sait pas ce qui est dissimulé sous les soubiques pleines de marchandises.

Ces gaillards de la résidence ne me paraissent pas se gêner beaucoup.

J’ai aperçu l’inspecteur de police qui était en train d’arracher des boutons d’uniforme d’un habit brodé de commissaire de police. Il se servait pour faire cette besogne peu délicate, d’un ciseau de menuisier.

J’avoue que je n’ai pas eu le courage de l’arrêter, car cela dépassait par trop les limites de ce qui est permis, et ce cynisme me stupéfiait.

On voyait d’autre part, le commissaire central, un gros légume s'il vous plaît, qui doit bien émarger au budget pour une vingtaine de milliers de Francs, qui ramassait à droite et à gauche, tous les moindres objets qui pourraient lui être utiles.

Le courrier de France est arrivé presque dans les limites, et j'ai reçu encore de nombreuses lettres. On parle du passage à la Guerre, mais par décret simplement. Que l'on se dépêche, nous serons tous enchantés de la solution prise.


25 Février. Mardi.

Le capitaine Grosjean a reçu un télégramme de France lui apprenant qu’il est au tableau d’avancement pour chef de bataillon, et n° 3.

N’ayant rien reçu, je crains de ne pas y figurer, attendu qu’on m’a prévenu chez moi qu’on me télégraphierait, et par suite, on doit se tenir à l’affût des nouvelles.

Toutefois, tout espoir n’est pas perdu. En effet, le télégramme reçu n’a pas été apporté à Tamatave par le courrier venant de Majunga. Il se peut par suite, que ce soit un navire de l’État qui l’ait apporté, et que ce soit une coïncidence fortuite.

Ratsimihaba a été mis en liberté ce soir. Je ne suis pas au courant de ce qui a pu se passer à ce sujet.



28 Février. Lundi.

Ce matin, nous avons conduit à sa dernière demeure, un lieutenant indigène du régiment d’Algériens, qui est mort subitement pendant la nuit. Un grand nombre d’officiers suivait le cercueil qui était porté en filanzane, et recouvert du drapeau français et de celui de l’Islam, l’officier étant mahométan.

Le résident général est venu jusqu’à la route de Tamatave. Le général s’était fait représenter par le capitaine Aubé de son état-major.

La route est longue de Tananarive à Ambohipo, où se trouve le cimetière européen, et la partie surtout comprise entre le palais du premier ministre et le bas de la colline, est très mauvaise.

On descend souvent presque à pic par des marches taillées dans l’argile ou le rocher.

Il faisait très chaud : température accablante faisant présager un orage pour la soirée, pas la moindre brise.

Aussi de nombreuses défections se sont produites tout le long de la route.

Nous avons fait près de 4 km à pied, dans ces conditions, à travers mamelons et rizières, causant de choses banales, comme cela a lieu entre gens qui n’ont rien de nouveau à s’apprendre.

Les indigènes, nombreux sur la route, nous regardaient passer avec indifférence.

Derrière le cortège, suivait la foule des porteurs de filanzanes. Comme c'était jour de marché, les indigènes étaient nombreux sur la route et ils allaient, affairés à leurs occupations, la plupart chargés de lourds fardeaux.

Enfin nous arrivons au col d’ où l’on découvre Ambohipo.

De grands bâtiments en briques rouges, recouverts la plupart en chaume, sans style, rappelant beaucoup les grandes fermes de France, bâtis sur une pointe de terre entourée sur deux faces d’eaux stagnantes qui font penser à la terrible fièvre des marais.

Nous pénétrons dans la cour pas une petite porte, percée dans le mur de clôture.

En face, se trouve le bâtiment principal, à gauche le cimetière avec un monument massif, ressemblant assez, extérieurement, à un tombeau malgache.

Une allée d’arbres entoure le cimetière. Celui-ci est absolument bondé de tombes toute fraîches de soldats morts depuis notre arrivée à Tananarive.

Nous allons jusqu’au bout de l’allée. Il fait une chaleur accablante et humide qui est très pénible à supporter. Pas un souffle d’air.

Nous longeons le mur Nord du cimetière, à l’extérieur, car notre malheureux compagnon d'armes est musulman, et n’a pas droit à un coin en terre sainte.

On va l'enfouir au milieu des soldats indigènes de toutes nationalités qui gisent là, sans ordre, au milieu des taillis épais.

Cependant, je préfère encore ce coin abandonné, égayé par la végétation, au triste alignement des pauvres tombes de nos soldats, qui semblent encore avoir conservé après la mort, la discipline militaire.

On arrive à la fosse et le colonel Oudri, commandant le régiment d’Algérie, lit un petit discours assez banal retraçant la vie du défunt et ses faits de guerres qui sont nombreux.

Puis on descend le corps dans la fosse. Nous jetons chacun une poignée de terre et tout est fini.

Je n’avais pas pris la précaution de prendre mon filanzane et j’appréhendais le retour par cette chaleur torride, à pied.

Heureusement j’ai aperçu un filanzane qui attendait, et j’ai appris qu’il était à un soldat.

Je l’ai fait aussitôt appeler et il l’a mis gracieusement à disposition. Je lui ai envoyé le mien en rentrant.

Mes bourjanes m’ont fait passer par des raccourcis impossibles, et par des sentiers si étroits que nous obstruions complètement le passage.

Filanzane

Nous avons grimpé le rocher de Tananarive à pic, par de véritables escaliers. J'étais souvent allongé, presque verticalement, et un faux pas de mes porteurs m’aurait précipité dans le vide.

De nombreux indigènes allaient au marché ou en revenaient, et c’était curieux de les voir se taper contre le roc pour nous livrer passage, au cri de « filanzana » poussé par les porteurs.

Ce soir je suis allé chez M. Sherman pour y faire de l’anglais. J’y ai trouvé un autre missionnaire, M. Baron, un véritable savant qui s’occupe en particulier de géologie. Il m’a promis de me faire visiter sa collection qui, paraît-il, est très remarquable.

Nous avons causé longuement anglais, et j’ai constaté que j’avais déjà fait de réels progrès. Je comprends presque tout ce que l'on me dit, et je puis prendre part à une conversation.

J’avais sur moi les photographies de la famille, que je leur ai montrées. Ils en étaient enchantés.

Ce soir, M. Bourde, secrétaire général de la résidence, a réuni tous les missionnaires anglais à Faravohitra, pour leur donner quelques instructions sur la ligne de conduite à tenir, en les engageant à travailler pour le bien commun, sans esprit de secte.

Le commandant Lalubin, qui sortait de chez les frères, est venu chez moi et m'a dit que ces derniers lui avaient raconté que les Anglais faisaient tous leurs efforts, pour faire croire aux indigènes que nous sommes venus dans l’île pour les soutenir, et qu’ils sont toujours les maîtres.

Cette théorie ne tient pas debout, et les Hovas sont trop intelligents pour s’y laisser prendre. Dans tous les cas, Lalubin est en grande fureur contre tous les Anglais, et en particulier contre M. Baron qui, d’après lui, conduit la bande, et il se propose de lui exprimer toute l’aversion qu’il lui inspire.

Ce n’est pas, à mon avis, en agissant ainsi qu’on mettra du liant et que l’unité d’action s’établira.

Ce soir, l’orage prévu ce matin a éclaté, très violent.